L’album souvenir d’un marin français en Turquie ?



La provenance de cet album de photographies inventorié en 1998 sous la cote AP10115 demeure énigmatique. Le cahier d’enregistrement du service des collections photographiques du musée, dans lequel sont consignées journellement depuis 1924 les arrivées de nouveaux documents, ne comporte aucune entrée correspondant à cet album de grande taille1 comptant quatre-vingt-huit pages. Cette lacune nous prive de tout indice relatif au contexte d’acquisition du recueil, lequel ne possède ni titre, ni date, ni marque de propriétaire. Les photographies qu’il renferme ont pour sujet des vues de la Turquie et de l’île grecque de Syros ainsi que des portraits d’européens et de turcs. Les photographies, montées sur les rectos, s’y trouvent rangées par ordre de grandeur. Ce sont deux grands panoramas dépliables (AP101162 et AP10117) suivis de soixante-quatorze grands formats (environ 26 × 33 cm ; AP10118 à AP10192) dont un panorama en trois épreuves (AP10191) puis des moyens et petits formats (environ 9 × 13 cm ou 9 × 6 cm) rassemblés sur une même page par groupes de quatre (AP10193 à AP10211 puis AP10245 à AP10260), de huit (AP10236 à AP10244) ou de douze (AP10212 à AP10235). Deux vues et un dernier panorama, tous trois détachés de l’album, s’ajoutent à cet ensemble (AP10262 à AP10264). Ces épreuves de formats variés ont été tirées sur papier albuminé à partir de négatifs sur plaques de verre au collodion, procédé adopté dans les années 1850-1890 tant par les photographes professionnels que par les amateurs. La majorité des clichés sont attribuables à Pascal Sébah (1823-1886), photographe d’origine levantine qui contribua au développement de la photographie dans l’Empire ottoman. S’y ajoutent un panorama de Basile Kargopoulo (1826-1886) (AP10117), une photographie de James Robertson (1813-1888) (AP10170), un petit groupe de vue par Guillaume Berggren (1835-1920) (AP10187, AP10252, AP10259, AP10260, AP10262, AP10263 et AP10264) et plusieurs photographies dont les auteurs ne sont pas identifiés.

L’album s’ouvre sur un large panorama de Pascal Sébah qui balaye les quartiers d’Istanbul bordant la Corne d’Or jusqu’à sa jonction avec le détroit du Bosphore. Sur la deuxième page, une vue partielle du Bosphore, de Basile Kargopoulo, complète le premier panorama. Ces deux vues s’inscrivent dans la lignée des nombreuses représentations de la capitale ottomane diffusées en Europe dès la seconde moitié du xvie siècle. Les rives d’Istanbul/Constantinople et du Bosphore ne pouvaient manquer de fasciner le voyageur et offraient des sujets de choix aux peintres et dessinateurs. Les vues de Melchior Lorck (vers 1526 - ap. 1583), de Cornelius Loos (1686-1738), d’Antoine de Favray (1706-1791) ou d’Antoine Ignace Melling (1763-1831) témoignent, parmi d’autres, de cette productions de panoramas faite pour un public européen par des artistes européens3. La diffusion des vues d’Istanbul prend d’ailleurs une dimension nouvelle en Europe au tournant du xixe siècle. Comme d’autres cités célèbres, Istanbul fait l’objet de spectacles très prisés appelés panoramas. Dans des rotondes éclairées par le haut d’immenses toiles peintes (Fig. 1) sont déployées circulairement pour être contemplées moyennant un droit d’entrée4. Le visiteur, immergé dans un paysage urbain grandeur nature, fait l’expérience d’une illusion totale, à la fois visuelle et spatiale (Fig. 2).

Relevé de Pierre Prévost ayant servi pour le panorama de Constantinople présenté dans la rotonde du boulevard des Capucines, Paris, musée du Louvre, INV. 20828. © RMN – Grand Palais (musée du Louvre) / René-Gabriel Ojeda.
Relevé de Pierre Prévost ayant servi pour le panorama de Constantinople présenté dans la rotonde du boulevard des Capucines, Paris, musée du Louvre, INV. 20828. © RMN – Grand Palais (musée du Louvre) / René-Gabriel Ojeda.
Relevé de Pierre Prévost ayant servi pour le panorama de Constantinople présenté dans la rotonde du boulevard des Capucines, Paris, musée du Louvre, INV. 20828. © RMN – Grand Palais (musée du Louvre) / René-Gabriel Ojeda.
Relevé de Pierre Prévost ayant servi pour le panorama de Constantinople présenté dans la rotonde du boulevard des Capucines, Paris, musée du Louvre, INV. 20828. © RMN – Grand Palais (musée du Louvre) / René-Gabriel Ojeda.
Relevé de Pierre Prévost ayant servi pour le panorama de Constantinople présenté dans la rotonde du boulevard des Capucines, Paris, musée du Louvre, INV. 20828. © RMN – Grand Palais (musée du Louvre) / René-Gabriel Ojeda.
Relevé de Pierre Prévost ayant servi pour le panorama de Constantinople présenté dans la rotonde du boulevard des Capucines, Paris, musée du Louvre, INV. 20828. © RMN – Grand Palais (musée du Louvre) / René-Gabriel Ojeda.
Relevé de Pierre Prévost ayant servi pour le panorama de Constantinople présenté dans la rotonde du boulevard des Capucines, Paris, musée du Louvre, INV. 20828. © RMN – Grand Palais (musée du Louvre) / René-Gabriel Ojeda.
Relevé de Pierre Prévost ayant servi pour le panorama de Constantinople présenté dans la rotonde du boulevard des Capucines, Paris, musée du Louvre, INV. 20828. © RMN – Grand Palais (musée du Louvre) / René-Gabriel Ojeda.

Fig. 1 : Relevé de Pierre Prévost ayant servi pour le panorama de Constantinople présenté dans la rotonde du boulevard des Capucines, Paris, musée du Louvre, INV. 20828. © RMN – Grand Palais (musée du Louvre) / René-Gabriel Ojeda.

C. V. Nielsen, Panorama de Constantinople, gravure sur bois d'après Jules Arsène Garnier (1847-1889), publiée dans Illustreret Tidendet, vol. 24, n° 1205, 29 octobre 1882, p. 55, Copenhague, Det Kongelige Bibliotek.

Fig. 2 : C. V. Nielsen, Panorama de Constantinople, gravure sur bois d’après Jules Arsène Garnier (1847-1889), publiée dans Illustreret Tidendet, vol. 24, n° 1205, 29 octobre 1882, p. 55, Copenhague, Det Kongelige Bibliotek.

Finalement, dans le troisième quart du xixe siècle, la photographie prend le relais de la tradition picturale.
Les pionniers européens de la photographie tels Joseph-Philibert Girault de Prangey (1804-1892), James Robertson (1813-1888) ou Ernest de Caranza (1837-1863) réalisent à leur tour des panoramas de la capitale ottomane.
Les vues de la ville, désormais aisément reproductibles et sous divers formats, peuvent être achetés pour des albums souvenirs, comme ici, ou devenir des sujets de carte postale.

À la suite des deux grands panoramas de Sébah et Kargopoulo, nous trouvons des vues grand format d’Istanbul et du Bosphore, datables des années 1860-1880 et légendées en français. De nombreux monuments ottomans, de toutes époques, civils, religieux ou militaires y figurent tandis que la mosquée de Sainte-Sophie, gloire de la ville, occupe une place conséquente (AP10155 à AP10160 et AP10186). On note aussi la présence de plusieurs photographies de Brousse (AP10118 à AP10124 et AP10250), ville d’Asie Mineure située à une centaine de kilomètres au sud d’Istanbul. Station thermale réputée, Brousse (Bursa en turc) est aussi connue pour ses monuments ottomans anciens, remontant aux xive et xve siècles et portés à la connaissance du public français et européen par la publication en 1874 de l’ouvrage de l’architecte et décorateur Léon Parvillée intitulé Architecture et décoration turques au xve siècle. La présence de ces photographies de Brousse laisse penser que le propriétaire de l’album avait dû visiter cette ville. Il est fort probable qu’il avait aussi fait escale dans le port grec d’Ermoúpoli, que l’on découvre à plusieurs reprises dans l’album (AP10191, AP10245, AP10248, AP10253 et AP10255). Notons que plusieurs de ces photographies se retrouvent dans d’autres albums des années 1860-1880 réalisés pour des Européens. Citons ici un recueil de photographies réalisé pour l’impératrice Eugénie à l’occasion de son voyage en Orient en 1869 et conservé au palais de Compiègne, un album conservé au Getty Research Institute au nom d’Adolphe Saum et intitulé Souvenir de Turquie, 1865-1870, ainsi qu’un recueil de vues de Constantinople daté de 1874 et conservé à la Bibliothèque nationale de France.

La série des vues de grand format se clôt par une photographie anonyme intitulée Groupe de réfugiés musulmans (AP10192). Ce cliché atteste du démembrement de l’Empire ottoman en Europe orientale dans la seconde moitié du xixe siècle qui contraint les populations musulmanes à trouver refuge à Istanbul. Suit une série de portraits, individuels ou de groupe, de moyen ou petit format. Ce sont des scènes de la vie de la petite communauté française attachée à l’ambassade de France à Istanbul (AP10193 à AP10211). Le personnel d’origine grecque ou turque n’est pas oublié (AP10205, AP10208 à AP10211). Cet ensemble pourrait avoir été réalisé par un photographe amateur proche des Français d’Istanbul. Un cadrage et une disposition des personnages moins étudiés que dans une photographie professionnelle ainsi qu’un rendu un peu flou laissent à penser cela. La plupart de ces portraits et vues d’amateur sont présents dans deux albums de la collection de Pierre de Gigord. Le premier porte en couverture les initiales B.F. et s’intitule « Constantinople – 1878-1880 ». Nous pensons qu'il a pu appartenir à Blanche Fournier6, épouse d’Hugues Fournier, qui fut ambassadeur de France à Constantinople entre 1878 et 1880. Le second album, plus petit, a pu appartenir à la fille de Blanche et Hugues Fournier, Pauline, qui figure, tout comme sa mère et son père, sur plusieurs photographies de l’album du Musée national des arts asiatiques - Guimet (AP10193, AP10195 et AP10198, par exemple). Des annotations marginales dans l’album supposé de Pauline Fournier identifient un bon nombre de personnages photographiés ce qui a permis de mettre un nom sur plusieurs visages de notre album.

L’album présente ensuite de plus petits portraits réalisés en studio par Pascal Sébah (AP10212 à AP10234). Ils évoquent des types humains, sociaux et professionnels représentatifs de la mixité ethnique et sociale d’Istanbul à la fin du xixe siècle : femmes de la bourgeoisie turque, femme tzigane, Grec orthodoxe, derviches musulmans, pompiers, marchands ambulants... Les personnages, le plus souvent isolés, sont placés de manière artificielle sur des fonds qui reviennent d’une image à l’autre. Ce genre de petits portraits pittoresques et exotiques était principalement destiné aux photocartes de visite dont l’apogée se situe dans les années 1870-1880. Un certain nombre nous sont parvenues portant au revers le nom et l’adresse du studio de Pascal Sébah. Ces sujets sont aussi à rapprocher des photographies des peuples de l'Empire ottoman publiées par Pascal Sébah à l'occasion de l'exposition universelle de Vienne en 1873 et également réalisées en studio7. Cette veine pittoresque de Pascal Sébah est d’ailleurs l'héritière d’une imagerie séculaire, transmise par les peintures d’albums produits dans l’Empire ottoman pour une clientèle étrangère, au xviie et xviiie siècles notamment8. Les quelques exemplaires conservés, pour l’essentiel en Europe, renferment des portraits souvent individuels du sultan, de hauts dignitaires ottomans, de types ethniques ou professionnels, chacun vêtu de son costume distinctif. Les représentations de derviches, de femmes turques ou de vendeurs de rue appellent ainsi la comparaison avec les certains sujets de Pascal Sébah (Fig. 3). L’album ne se termine pas pour autant sur des portraits. Dans les dernières pages figurent de nouvelles vues d’Istanbul, du Bosphore, de Brousse et du port d’Ermoúpoli (AP10235 à AP10261). Ce sont des épreuves de petit et moyen format, soit anonymes, soit de Pascal Sébah ou Guillaume Berggren.

Recueil. Dessins originaux de costumes turcs : un recueil de dessins aquarelles. Bibliothèque nationale de France, département Fonds du service reproduction, 4-OD-23.
Recueil. Dessins originaux de costumes turcs : un recueil de dessins aquarelles. Bibliothèque nationale de France, département Fonds du service reproduction, 4-OD-23.
Recueil. Dessins originaux de costumes turcs : un recueil de dessins aquarelles. Bibliothèque nationale de France, département Fonds du service reproduction, 4-OD-23.

Fig. 3 : Recueil. Dessins originaux de costumes turcs : un recueil de dessins aquarelles. Bibliothèque nationale de France, département Fonds du service reproduction, 4-OD-23.

Ce recueil de photographies sur la Turquie peut être formellement rapproché de trois albums du Musée national des arts asiatiques - Guimet consacrés à l’Indochine (AP9207, AP9295 et AP9381) et qui sont protégés, comme lui, par des plats de reliure en cuir recouverts d’une même toile marouflée bleue. Le parcours des quatre albums au sein du musée est analogue : ils n’apparaissent pas dans le livre d’enregistrement du service des collections photographiques du musée et ont été inventoriés tardivement, en 1994. Ainsi, pourquoi ne pas supposer qu'ils aient une origine commune et qu'ils furent donnés par un même individu ? Celui-ci aurait voyagé à la fois en Turquie et en Indochine, aurait fréquenté durant son séjour à Constantinople l’ambassade de France, notamment sous le mandat d’Hugues Fournier. Il se trouve que la carrière d’un des personnages photographiés dans l’album répond précisément à ces critères. Sorti de l’École polytechnique en 1859, Jean Olivier de la Bonninière de Beaumont (1840-1906) choisit de faire carrière dans la Marine. Parcourant les mers du globe, il exécute plusieurs missions en Cochinchine, en Indochine et en Extrême-Orient. Son séjour en Turquie fut bref mais sans doute inoubliable : quelques mois seulement entre août 1878 et octobre 1879. Durant ce séjour, Jean-Olivier de la Bonninière de Beaumont occupe le poste de commandant de l’aviso français Pétrel, stationné à Constantinople. Le Pétrel est d’ailleurs photographié à plusieurs reprises dans l’album (AP10200 et AP10203) ainsi que son commandant (AP10195 et AP10202). Des photographies de bateaux dans les albums sur l’Indochine semblent enfin trahir un intérêt tout particulier pour les bâtiments de marine, corroborant l’hypothèse proposée. Gageons que l’étude des trois albums sur l’Indochine nous apportera, dans le futur, de nouveaux indices.

1Les dimensions hors-tout de cet album sont de 36 mm d’épaisseur, 374 mm de hauteur, 506 mm de largeur et son poids total est de 5 925 g.

2Le grand panorama d’Istanbul a été restauré par Sandra Petrillo en 1995 dans le cadre de son mémoire de fin d’étude à l’Institut national du patrimoine et le reste de l’album par Annabelle Simon en 1998.

3Auguste Boppe, « Les peintres du Bosphore au xviiie siècle ». Paris, ACR, 1989.
Semra Germaner, Zeynep İnankur, « Constantinople and the Orientalists ». İşbank, 2002.
Istanbul: The City of Dreams, cat. exp. Istanbul, Pera Museum, 2008.
Marie-France Auzépy, Jean-Pierre Grélois, Byzance retrouvée : érudits et voyageurs français (xvie-xviiie siècles), cat. exp. Paris, Centre d’études byzantines, néo-helléniques et sud-est européennes, Publications de la Sorbonne, 2001 [Paris, Chapelle de la Sorbonne, du 13 août au 2 septembre 2001].

4 Ces panoramas représentaient des vues de ville ou des scènes de bataille. Le premier panorama de Constantinople fut dévoilé en mai 1802 par Henri Aston Barker dans la rotonde aujourd’hui détruite de Leicester Square à Londres. En France, un panorama de Constantinople sera réalisé par le peintre Pierre Prévost (1764-1823) dans la rotonde du 17, boulevard des Capucines à Paris.
Voir :
Louis du Chalard et Antoine Gautier, « Les panoramas orientaux du peintre Pierre Prévost (1764-1823) », Orients, Bulletin de l’association des anciens élèves et amis des langues orientales, juin 2010, p. 85-108.
id., « Le relevé du Panorama de Constantinople du peintre Pierre Prévost (1764-1823) », 14th International Congress of Turkish Art (Paris, Collège de France, 19-21 September 2011), Ankara, Kültür Bakanlığı, 2013, p. 95-98.
Bernard Comment, « Le xixe siècle des panoramas », Paris, Adam Biro, 1993.

5 Mehmed, Fenerci, Nurhan Atasoy, İlhami Turan, « Osmanlı kıyafetleri : Fenerci Mehmed albümü ». Istanbul, Vehbi Koç Vakfı, 1986.

6Blanche Fournier a été identifiée récemment comme étant la compilatrice d’un très bel album de photomontages conservé à l’Art Institute of Chicago.
Voir :
Elizabeth Siegel et Martha Packer, The marvelous album of Madame B: being the handiwork of a Victorian lady of considerable talent. London, Scala Books, 2009.
[En ligne] http://www.artic.edu/aic/collections/exhibitions/VictPhotoColl/MadameB

7Les costumes populaires de la Turquie en 1873 : Ouvrage publié sous le patronage de la Commission impériale ottomane pour l'Exposition Universelle de Vienne / Texte par Son Excellence O. Hamdy Bey commissaire général et Marie de Launay membre de la Commission impériale et du jury international ; Phototypie de Sébah, Publication : Constantinople : impr. du Levant Times & shipping gazette, 1873.

8Recueil. Dessins originaux de costumes turcs : un recueil de dessins aquarelles. Bibliothèque nationale de France, département Fonds du service reproduction, 4-OD-23.





Charlotte Maury
Collaboratrice scientifique au département des Arts de l’Islam
Musée du Louvre